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Avec Nulu 33, I Muvrini chantent « le droit aux nuages » et à la résistance


Michela Vanti le Mercredi 18 Juin 2025 à 13:15

Avec Nulu 33, I Muvrini signe un album qui invite à lever les yeux : vers les nuages, devenus enjeux planétaires, mais aussi vers le lien humain, la culture et la transmission. Jean-François Bernardini revient sur un projet à contre-courant, entre poésie et lucidité.



Document CNI
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Votre nouvel album s’intitule Nulu 33. Pourquoi ce titre ? Que représente ce « nuage » dans votre imaginaire ?
Nulu 33, secondu purtò, ça signifie : Nuage 33, deuxième portail. C’est à la fois une adresse symbolique et une invitation à regarder autrement ce qui semble immatériel. Les nuages ne sont pas que des objets poétiques : aujourd’hui, ils sont l’objet d’expérimentations techniques très concrètes. À travers des pulvérisations chimiques, on tente de les faire pleuvoir — ou non — à la demande. Cela paraît presque irréel, mais c’est pourtant très actuel. On parle désormais de "guerre des nuages" : certains pays accusent d’autres de manipuler le ciel à des fins stratégiques. L’Iran, par exemple, a accusé Israël et l’Europe de détourner ses nuages pour récupérer son eau. Le Canada a reproché aux États-Unis de lui voler sa pluie. Et la Chine a même utilisé des technologies pour éviter la pluie lors des Jeux olympiques. Cette idée de coloniser le ciel est en train de devenir une réalité. 


Votre album évoque un « droit aux nuages ». Que signifie pour vous cette idée, à la fois poétique et politique ?
Les nuages sont les seuls véritables « trains de l’eau » qui parcourent la planète. Ils assurent la distribution de l’eau douce à l’échelle mondiale. Mais sommes-nous réellement conscients de l’importance de ce qu’ils représentent ? Il est temps de lever les yeux, de prendre de la hauteur au sens propre comme au figuré, et de proposer à chacun une façon d’élever son regard. Il faut préserver une vision à la fois poétique, éthique et politique de ce que sont les nuages : un bien commun, un cadeau précieux. Revendiquer un « droit aux nuages », c’est aussi affirmer un droit à rêver, à penser autrement. À mes yeux, la Corse, nos sociétés, le monde entier ont besoin de cette élévation. Le plus difficile, ce n’est pas d’écrire ou de chanter des chansons. Le vrai défi, c’est de leur insuffler de l’énergie, de l’émotion, de la charge poétique et du sens. C’est cela, être à la hauteur.

Le titre « Que rien ne nous sépare », que vous chantez dans ce nouvel album, est une réponse à la fragmentation croissante du monde. Dans une époque traversée par la violence, les replis et les exclusions, est-ce devenu un acte politique que de chanter l’ouverture, la douceur, la tendresse ?
C’est une question essentielle : qu’est-ce qui, aujourd’hui, nous sépare ? Un grand mensonge pèse sur le monde, celui selon lequel l’homme serait naturellement violent. Le système actuel joue de cette croyance. Il isole, fragilise, pousse chacun à devenir une proie facile pour toutes les formes d’abrutissement. Chanter le lien, affirmer la force de la tendresse et rester debout n’a rien d’anodin : c’est un acte de résistance. Car il y a, dans nos sociétés comme dans nos foyers, une profonde crise de « dysrégulation » de l’humain. Elle prend racine dans l’enfance, lorsque les besoins fondamentaux ne sont pas respectés. Ce n’est pas un jugement, ni une généralisation, mais un signal d’alerte. Aujourd’hui, en France, toutes les trois minutes, un enfant est victime de violences sexuelles. Dans les structures d’accueil de la petite enfance, 10 000 postes sont vacants, à un âge où l’enfant a justement besoin de stabilité et de présence.
Ces manques et ces blessures deviennent ensuite les colères, les frustrations, les violences que la société affronte. Ce sont ces failles qui tuent le lien, parce qu’elles blessent ce qu’il y a de plus humain en nous. Avec « Que rien ne nous sépare », je rends hommage à ceux que j’appelle les « tisserands », ces femmes et ces hommes qui recousent, qui unissent, dans un monde où beaucoup déchirent. Aujourd’hui, même certains chefs d’État sont portés au pouvoir par des foules blessées, dysrégulées. Nous ne sommes pas face à une génération de sauvageons : c’est une véritable fabrique de masse de la dysrégulation qui est à l’œuvre. Pour sortir de cette spirale, il faut du respect, de l’attention, et surtout de la culture


Dans Nulu 33, on entend un tissage de sons venus d’ailleurs : fado portugais, chœurs africains, textures électro-pop… Cette ouverture musicale est-elle, pour vous, une manière d’exprimer la Méditerranée comme espace de métissage ? Et comment cela s’articule-t-il avec votre ancrage fort dans la culture corse ?
Plus on est enraciné, plus on peut s’ouvrir. C’est notre conviction. I Muvrini, c’est une source qui ne cesse de couler : toujours la même origine, la même énergie, mais une eau qui se renouvelle sans cesse. La Méditerranée, elle, est au cœur de cette circulation. Elle nous façonne, elle irrigue nos voix, nos sensibilités, notre imaginaire. Elle laisse sa marque jusque dans notre langue et dans notre manière de chanter. Vouloir s’en détacher serait illusoire. Il y a des fidélités qui nous structurent, des liens indéfectibles, mais aussi des influences qui nous traversent. Et nous-mêmes, à notre façon, nous influençons aussi ce qui nous entoure. Cela va dans les deux sens. Comme le disait Paul Valéry, une culture vivante est une culture qui « sait recevoir et émettre ». C’est dans ce mouvement d’échange que nous plaçons notre musique.

Vous menez de front une parole artistique, à travers vos chansons, et une parole civique, avec votre engagement pour l’éducation à la non-violence. Depuis 2011, vous avez donné plus de 650 conférences. Pourquoi avoir fait de cette démarche un pilier de votre vie ?
Comme le disent les peuples amérindiens : « Walk your talk », marche ta parole. Il ne suffit pas de chanter le monde, il faut aussi agir dans le monde. Être un « chercheur d’accord » dans un monde désaccordé : c’est, à mes yeux, le rôle essentiel de la culture. Cela demande un travail exigeant, intense, mais indispensable, surtout dans une époque où les repères vacillent.
À travers notre ONG UMANI, nous avons rencontré des milliers de jeunes et d’adultes. Et ce que nous avons vu, c’est une immense faim : celle d’avoir une boussole, des clés pour se comprendre et comprendre le monde. Nous vivons une forme de pandémie silencieuse : une crise de « dysrégulation » humaine, née du non-respect de nos besoins profonds.
Les violences sont les symptômes visibles de cette détresse. Notre société perd de l’empathie, et quand on s’éloigne de l’empathie, on se rapproche de la barbarie. Beaucoup d’adolescents se replient aujourd’hui dans les écrans — faute de trouver, chez les adultes, ce qu’ils y cherchent. Mais les antidotes existent. Et après plus de 650 conférences, je peux vous dire qu’ils sont efficaces. Ils donnent de l’élan, de la clarté, du sens. Et cela change tout.

Une grande tournée vous attend cet été et à l’automne, avec notamment un passage par Marseille le 20 juillet, plusieurs dates en Corse en août, et un concert à l’Olympia prévu le 4 mars. Que représente cette rencontre avec le public, après tant d’années sur scène ?
C’est une récompense, mais une récompense qui se construit chaque soir. Monter sur scène, c’est un engagement total. Ce n’est jamais un geste routinier. Chaque soir, on vise ce qui pourrait être le plus beau concert de notre vie. C’est un sport de combat, dans le sens noble du terme.
Il y a quelque chose d’inattendu et de fort dans cette résonance que trouve aujourd’hui notre voix bien au-delà de la Corse. La récente tournée en Belgique et aux Pays-Bas l’a montré : ce que nous portons touche, même loin de chez nous. Comme un petit roseau capable de faire vibrer toute la forêt.
Dans un monde saturé par le divertissement, il existe une autre attente. Une soif. Celle de retrouver du sens, une vraie nourriture culturelle. Quelque chose ne va pas dans notre époque, et chanter simplement pour distraire, ce n’est pas notre voie. Nous ne voulons pas, comme il le dit, "chanter et danser sur le Titanic". L’art, pour nous, c’est affronter le réel. C’est être présent. À chacun sa mission.


I Muvrini traverse les époques et rassemble un public de tous âges. Que vous disent aujourd’hui celles et ceux qui viennent vous écouter ?
Ils nous parlent d’un besoin d’exigence, de profondeur, d’un autre regard. Depuis toujours, I Muvrini creuse un sillon fait de travail, de remises en question, et d’une fidélité à une parole libre. Ce que nous défendons, c’est un autre récit pour la Corse. Un récit qui lui rende sa dignité culturelle et citoyenne, loin des caricatures ou des récits dévalorisants qui nous enferment et nous invisibilisent. Le monde entier, et la Corse avec lui, a besoin de se libérer des récits toxiques – qu’ils viennent de grandes figures politiques ou de systèmes de pensée. C’est ce que nous exprimons dans des chansons comme Populu si tù ou Più grande. Dans cette dernière, nous avons choisi de faire entendre les mots de Julia Navalnaya, prononcés devant le Parlement européen. C’est un signal fort : la culture peut aussi être un vecteur de vérité.
Notre ligne n’est pas une posture. C’est un imaginaire en éveil. Une quête permanente. Et pour aller plus loin, je renvoie aussi à Zeru Vergogna, un livre que j’ai coécrit avec Laurina Marchi, et qui prolonge cette parole sous une forme non conforme, mais profondément sincère.


Et comment le public, notamment les jeunes, réagit-il à cette parole parfois à contre-courant ?
On dit souvent « les jeunes », comme s’ils formaient un bloc homogène. Or, la jeunesse est plurielle. Mais ce qu’elle partage, c’est un besoin profond de vraie nourriture culturelle. On l’a vu avec les centaines de collégiens qui ont participé aux concerts Cullegiale, ou avec les jeunes choristes de Stelle di Biguglia qui chantent sur cinq titres de notre nouvel album. Ce sont des signes forts : ils veulent appartenir, comprendre, exister autrement. Il y a une vitalité, un désir de sens très fort dans cette jeunesse. Et pourtant, on leur colle des étiquettes. On entend trop souvent que « la jeunesse corse serait fascinée par les voyous ». C’est un diagnostic paresseux, commode, qui évite de poser les vraies questions. Il dédouane la société de ses responsabilités, alors même que tant de jeunes cherchent des repères solides.
Nous, on fait un autre choix. Celui d’une parole qui aide à se tenir debout. D’une musique qui répare, qui relie. Et malgré les obstacles, les logiques d’exclusion, les silences imposés, ce public — en Corse et au-delà — continue de nous surprendre. Il trouve sa place. Il réinvente les chemins. Et ça, c’est une formidable source d’espoir.


Vous avez souvent dit que « chanter est un acte de résistance ». Dans un monde saturé de bruits et d’images, quelle est, selon vous, la place de l’artiste aujourd’hui ? Et que souhaiteriez-vous que retienne le public, en sortant d’un concert ou à la première écoute de Nulu 33 ?
Chanter, c’est résister. Après des années d’interdits, d’indifférence, de marginalisation, il reste forcément une trace de cette résistance. Mais aujourd’hui, la mise à l’écart prend d’autres formes, plus subtiles. Chaque jour, 20 000 chansons générées par intelligence artificielle sont injectées sur les plateformes. Face à cette marée de contenus formatés, la musique devient un produit de consommation rapide, une bulle de savon. On ne parle plus que de volumes, de chiffres. La quantité a remplacé le sens. Une musique low-cost sature les oreilles et assèche les imaginaires. Car derrière, il y a un système qui ne veut ni livres, ni histoire, ni diversité. Ce qu’il préfère, c’est ce qui vend, ce qui distrait, ce qui détourne. Dans ce contexte, continuer à chanter, c’est aussi refuser. C’est désobéir. C’est proposer autre chose : de l’émotion, du sens, du lien. Faire vivre un groupe corse sur les scènes locales, nationales et internationales reste un acte fort. Longtemps, cela semblait impossible. C’est pourquoi nous continuons.
Et quand les auditeurs nous disent, après un concert ou une écoute : « Je ne savais pas combien j’avais besoin de cette musique », alors on sait pourquoi on le fait. Au-dessus de nous, il y a ce nuage — Nulu 33 — qui chante encore, pendant que tant de voix sur cette planète ne font que crier.